21

Pike observait les deux flics latinos. Ils restèrent dans la rue, l’un d’eux passant un rapide coup de fil pendant que l’autre discutait avec un shérif adjoint. Ils n’approchèrent pas de lui et l’ignorèrent, mais le plus petit des deux fit le tour de sa Jeep avant de rejoindre son camarade. Ils quittèrent les lieux au moment où commençait la fouille de Pike.

Le shérif adjoint aux cheveux gris s’appelait McKerrick. Pendant que ses hommes s’éloignaient entre les caravanes, McKerrick passa les menottes à Pike et lui fit les poches.

— Bon Dieu, fit-il, vous êtes un arsenal ambulant.

Il rangea ses trouvailles au fur et à mesure dans une pochette à pièces à conviction de couleur verte : la montre de Pike, son portefeuille, ses armes et son téléphone, mais pas le bavoir. McKerrick le prit sans doute pour un mouchoir taché de morve.

À aucun moment il ne jugea bon de lui notifier ses droits ou de le questionner. Rien non plus sur les corps, ni sur la raison de sa présence sur place, ni sur quoi que ce soit d’autre. Pike trouva cela curieux. Il se demanda aussi comment les deux Latinos avaient fait pour le suivre depuis la résidence de Yanni. Même s’ils avaient utilisé plusieurs véhicules, Pike était certain de ne pas avoir été filé. Cela aussi, c’était curieux.

Une fois la fouille terminée, McKerrick l’escorta jusqu’à une des voitures de patrouille, le fit asseoir sur la banquette arrière et s’installa au volant.

Ils démarrèrent, et Pike tourna la tête vers le chien, qui le regarda partir.

Juridiquement, Willowbrook ne faisait pas partie de Los Angeles. C’était une commune à part, sous la juridiction du shérif du comté de Los Angeles pour tout ce qui touchait au maintien de l’ordre. Pike s’attendait donc à ce que McKerrick le conduise au poste du shérif le plus proche, à Lynwood, au bord de la Century Freeway, mais lorsqu’ils atteignirent l’autoroute, McKerrick prit la direction opposée.

Vingt minutes plus tard, ils gagnèrent le centre de L. A. Pike comprit alors où ils allaient.

McKerrick prit son micro et prononça deux mots :

— Trois minutes.

Ils l’emmenaient au Parker Center, le siège central du Département de police de Los Angeles. Ils longèrent le côté de l’immeuble et s’arrêtèrent devant l’entrée de service, où les attendaient trois officiers du LAPD en uniforme. Deux hommes et une femme, tous proches de la trentaine, les cheveux courts et les chaussures bien cirées. La femme ouvrit la portière de Pike.

— Descendez, dit-elle.

L’officier responsable était un grand blond à la coupe en brosse, sec et baraqué. Il prit Pike par le bras. Ils le firent entrer sans le fouiller et montèrent avec lui dans un ascenseur qui les transporta au troisième étage. Tout était spécial au troisième étage du Parker Center. La section spéciale des vols, la section spéciale des viols, la section spéciale des homicides. Les trois branches de la RHD[4]. Terrio et sa cellule devaient avoir établi leur quartier général ici.

— Envie de pisser ?

— Non.

À la sortie de l’ascenseur, l’officier chargé de la pochette des pièces à conviction s’éclipsa, pendant que les deux autres entraînaient Pike dans les profondeurs d’un sinistre couloir beige pour l’installer dans une salle d’interrogatoire. Pike était déjà venu à cet étage et connaissait ces pièces. Celle-ci était exiguë, avec une peinture et un revêtement de sol en aussi mauvais état que toutes les autres. La petite table encastrée dans le mur était entourée de deux chaises en plastique bas de gamme.

L’officier responsable ouvrit la menotte gauche de Pike et la referma autour d’une barre d’acier fixée à la table. Quand il l’eut dûment entravé, il recula d’un pas. La femme attendait sur le seuil.

— Joe Pike, dit l’homme.

Pike le regarda.

— J’entends parler de vous depuis que je suis dans la maison. Vous n’êtes pas si impressionnant, finalement.

Une caméra vidéo était vissée dans un angle de la pièce, sous le plafond. Cette salle d’interrogatoire ne possédait pas de miroir sans tain, juste la caméra et son micro.

Au bout d’un moment, Pike leva légèrement la tête en direction de la caméra. Les deux officiers suivirent son regard. L’homme vit la caméra et se mit à rougir, comprenant qu’un de ses supérieurs était peut-être en train de le voir fanfaronner. La femme et lui sortirent et refermèrent la porte.

Pike regarda autour de lui. La salle d’interrogatoire sentait la cigarette. Bien qu’il soit interdit de fumer dans les bâtiments publics, le dernier suspect entendu ici devait avoir été fumeur, ou bien le dernier inspecteur. La table et le mur étaient couverts d’un patchwork de gribouillis, dessins, grattages, taches et slogans de taulards pour la plupart si profondément gravés dans le formica qu’ils étaient impossibles à effacer.

Pike considéra la caméra et se demanda si Terrio l’observait. Ils allaient sans doute le laisser mariner un certain temps, mais cela lui était égal. Il inspira lentement, à fond, puis vida ses poumons exactement au même rythme et se concentra sur la caméra, chassant de son esprit tout ce qui n’était pas la caméra et respira encore. Il n’y eut bientôt plus que Pike, cette caméra et la personne qui se trouvait peut-être derrière. Puis plus que Pike et la caméra. Et enfin plus que Pike. Quelques respirations lui suffirent pour se sentir voguer, sentir sa poitrine se dilater et se contracter au rythme de la mer. Sa fréquence cardiaque diminua. Le temps ralentit. Pike se contenta d’être. Il avait passé des jours entiers dans cet état, à attendre l’instant du tir parfait dans des endroits nettement moins confortables qu’une salle d’interrogatoire du LAPD.

Il se demanda pourquoi ils l’avaient embarqué et ce qu’ils espéraient apprendre de lui. Il savait qu’ils n’allaient pas l’accuser de quoi que ce soit parce qu’ils ne lui avaient pas notifié ses droits, ni imposé la procédure habituelle de mise en garde à vue. Donc ils voulaient lui parler, mais pourquoi ? Il se demanda aussi pour quelle raison ils l’avaient serré devant chez Williams. S’ils l’avaient filé toute la journée, ils auraient pu le faire à n’importe quel moment, et pourtant ils avaient attendu qu’il trouve Williams.

Pike méditait toujours sur ces questions deux heures plus tard, quand Terrio et Deets firent leur entrée. Pike les vit arriver comme s’il était en apnée statique au fond d’une piscine limpide, et il s’éleva vers la surface pour les rejoindre. L’heure des réponses allait peut-être venir.

Terrio détacha la menotte de la barre d’acier, puis celle qui entourait le poignet de Pike. Il empocha le tout et prit place sur la chaise libre. Deets resta debout dans un coin, les bras croisés et le dos contre le mur. Son visage exprimait une retenue que Pike jugea forcée.

— Bon, écoutez-moi, dit Terrio. Vous n’êtes pas en état d’arrestation. Vous n’êtes pas tenu de nous répondre. J’espère que vous le ferez, mais rien ne vous y oblige. Si vous voulez appeler un avocat, eh bien… (Terrio sortit un portable et le fit glisser en travers de la table.) Vous n’avez qu’à vous servir de ça. On attendra.

Pike repoussa l’appareil.

— Pas la peine.

Deets, tête basse, fixa sur lui un regard oblique.

— C’est vous qui avez tué ces gens ?

— Non.

— Vous savez qui l’a fait ?

— Pas encore.

Terrio approcha sa chaise de la table.

— Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?

Là-bas… Comme si Willowbrook appartenait à un autre monde.

— Je cherchais un repris de justice, Earvin Williams. Williams aurait pu tremper dans le meurtre de Frank ou savoir ce qui s’était passé.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il aurait pu être impliqué ?

— Williams était un D-Block Crip. Il avait monté une bande avec quelques amis à lui, dont certains ont connu récemment une très forte amélioration de leur train de vie.

Terrio haussa les sourcils.

— Vous connaissez d’autres D-Blocks impliqués ?

— Jamal Johnson.

Terrio blêmit, et Deets décocha à Pike un regard acéré.

— Où avez-vous entendu parler de Jamal Johnson ?

— Par son cousin Rahmi.

— Aucune chance. La SIS est sur lui. Ils le surveillent au moment où je vous parle. Il est impossible que vous lui ayez parlé.

Pike haussa les épaules, comme pour signifier « Croyez ce que vous voudrez. »

— Williams et Johnson sont des D-Blocks. L’autre mec, je ne sais pas. Johnson fait partie des victimes ?

— Allez-vous faire foutre, Pike, lâcha Deets. C’est nous qui posons les questions, et vous, vous répondez. On n’est pas là pour bavasser.

Terrio leva une main pour faire taire son collègue.

— Johnson a été identifié comme étant une des victimes.

— Et le troisième homme, qui était-ce ?

— Samuel « Lil Tai » Renfro. Lui aussi était un D-Block, comme Williams et Johnson. Qu’est-ce qui vous a amené à croire que c’était cette bande qui avait attaqué la maison de Meyer ?

Terrio fixait Pike avec une telle intensité qu’il semblait à deux doigts de tomber de sa chaise. Pike se rendit compte à cet instant que Jamal Johnson n’était pour eux qu’un suspect et que le nom de Williams ne figurait même pas sur leurs tablettes. Ils ne lui demandaient pas en quoi Williams était impliqué, mais pourquoi il le croyait impliqué. Ils ne l’avaient pas embarqué pour apprendre ce qu’il savait – ils voulaient découvrir comment il l’avait su.

— J’ai le sentiment que Williams est à la tête de la bande. L’analyse balistique nous le dira avec certitude.

Deets secoua la tête.

— Nous ? Il n’y a pas de nous ici.

La main de Terrio s’éleva de nouveau.

— Nous n’avons aucun élément concret qui nous permette d’associer ces personnes à l’assassinat des Meyer, ni aux six autres attaques.

— Maintenant, vous en avez un. Analysez les armes.

— On peut savoir comment vous en êtes venu à identifier Williams comme une personne digne d’intérêt ?

— J’ai mes sources.

— Il se fout de nous, gronda Deets en lançant un regard noir à la caméra.

Terrio sortit un carnet à spirale de sa poche et lut une adresse à haute voix.

— Une de ces sources réside à Studio City, je suppose ?

Pike ne répondit pas. C’était devant l’immeuble de Yanni, à Studio City, qu’il avait vu la Sentra pour la première fois.

— Et si je vous parlais de La Brea Avenue, un poil au sud de Melrose ? Peut-être que là-bas aussi, on pourrait trouver une de vos sources.

Terrio rangea son carnet et se pencha à nouveau en avant.

— Qui a tué ces gens ?

— Je ne sais pas.

— Vous aimeriez le savoir ?

— Non.

Deets émit un « Ha » et quitta son coin.

— Vous les auriez butés vous-même, Pike. Si vous aviez trouvé ces mecs en vie, vous auriez donné leurs cadavres à bouffer à ce clebs, exactement comme le fils de pute qui les a laissés là-bas.

Le regard de Pike glissa sur Deets.

— Pas la dame, répondit-il.

Terrio se renversa sur sa chaise et scruta Pike en tapotant le bord de la table.

— Ces trois abrutis – Williams, Johnson et Renfro – n’ont pas fait ça tout seuls. Quelqu’un leur a montré comment s’y prendre. On est raccord là-dessus, vous et moi ?

— Oui.

— Vos sources vous ont dit pour qui ils roulaient ?

Pike soutint le regard de Terrio un certain temps, puis jeta un coup d’œil à la caméra. Quelque chose dans l’inflexion de Terrio lui soufflait qu’il connaissait la réponse et cherchait à savoir si c’était aussi son cas.

— Williams travaillait pour un mafieux serbe qui s’appelle Michael Darko. Sa bande et lui ont probablement été butés par Darko ou par un homme de Darko.

Terrio et Deets le fixèrent, et le silence tomba sur la salle d’interrogatoire. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit sur un chef adjoint en uniforme, bedonnant et dégarni. Le mot « Darko » avait eu l’effet d’une formule magique.

— Sortons d’ici, Jack, s’il vous plaît.

Terrio et Deets se retirèrent sans un mot. Le chef adjoint les suivit, et la femme que Pike avait aperçue à l’arrière de la voiture de Terrio le jour où ils l’avaient prévenu pour Frank entra, puis referma la porte. Blazer bleu sur chemise blanche. Pantalon gris foncé. Un trait contrarié en guise de bouche.

Après avoir observé Pike comme un cobaye de laboratoire, elle leva la tête vers l’œil placide de la caméra. Elle s’en approcha, la débrancha, puis se retourna vers Pike.

Elle lui montra un insigne fédéral.

— Kelly Walsh. De l’ATF[5]. Vous me remettez ?

Pike acquiesça.

— Bien. Maintenant qu’on s’est présentés, vous allez faire exactement ce que je vous dis.

Comme si elle n’avait aucun doute là-dessus.

Règle N°1
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